Les tiers-lieux, des labos venus du monde d'après (2/2)
Volet 2: L'expérimentation par nature
Julie Flament (RCR²) Pierre-Alexandre Klein, Marie Godart et Romane Cloquet (Trois-Tiers)
Cet article fait suite à un premier volet consacré aux tiers-lieux, qui visait à apporter une meilleure compréhension de leurs réalités, caractéristiques et impacts potentiels.
Malgré leur multiplicité, une dimension est transversale aux tiers-lieux: il s’agit de l’expérimentation. En effet, “faire tiers-lieu” est par essence une démarche expérimentale: décloisonnant et hybridant les fonctions, les services et les publics, maillant des réseaux et écosystèmes inédits, testant de nouvelles offres, de nouveaux modes de faire ensemble…
C’est cette dimension d’expérimentation que nous proposons d’explorer dans ce second volet, en nous questionnant sur l’importance de l’expérimentation dans la capacité des tiers-lieux à contribuer au développement de modes de vie plus résilients.
Après avoir abordé les enseignements et réflexions tirés de la recherche et de nos observations, l’article brosse le portrait de cinq tiers-lieux afin d’approfondir de manière concrète en quoi ces initiatives peuvent s’apparenter à des “labos venus du monde de demain”:
Les 4 sources à Yvoir
Le Monty à Genappe
La Chaumière à Chaumont-Gistoux
La Maison Folie à Mons
Tutti-Frutti à Esneux
Le RCR² porte la conviction que c’est par la multiplication des expérimentations alternatives des collectifs citoyens et par leur pouvoir de contagion et d’inspiration, qu’émergeront de nouvelles propositions qui nous permettront de cheminer vers un changement de culture et une plus grande résilience collective.
Au cours des dernières années, des collectifs se reconnaissant sous le vocable de « tiers- lieux » semblent se multiplier, appelant à s’y pencher de plus près.
Le terme de « tiers-lieux » est en effet de plus en plus présent dans le paysage francophone belge. En témoignent le récent appel à projets lancé en 2022 par la Ministre wallonne de l’environnement et de la ruralité Céline Tellier et le financement subséquent de 23 projets en zones rurales, mais également le soutien d’une structure d’appui dédiée: l’ASBL Trois- Tiers (voir ci-dessous).
Malgré la grande difficulté d’établir une définition univoque du terme « tiers-lieu », en raison de la grande diversité de ces projets (1), une volonté semble partagée entre de nombreux porteurs des tiers-lieux émergeant en Wallonie : la volonté de renforcer la résilience de nos territoires, en inventant de nouvelles manières de fonctionner ensemble, d’échanger, d’être au monde ou encore de prendre soin des vivants. Ceci avait été mis en lumière lors d’une journée d’échange en décembre 2022 entre porteurs de projets se reconnaissant sous ce vocable de tiers-lieux
(2). Le terme de « laboratoire » avait par ailleurs été plusieurs fois utilisé au cours de cette journée, en lien avec la volonté des projets de répondre à des besoins insatisfaits,
de proposer des services inexistants ou disparus, de déverrouiller l’imagination sur les futurs possibles, … (avec comme revers de la médaille le fait de sortir des cases - administratives notamment- ce qui engendre de nombreuses difficultés, nous y reviendrons).
Il nous a dès lors semblé important d’analyser de plus près en quoi et comment ces projets pouvaient constituer des laboratoires pour la construction du monde de demain. Pour ce faire, nous avons sollicité l’expertise de l’ASBL Trois-Tiers qui a co-écrit cette analyse.
Trois-Tiers a pour missions (i) d’organiser des formations pour sensibiliser et faire monter les collectifs/équipes en compétences, (ii) de générer la rencontre entre porteur.se.s de projets et accompagnateur.rice.s professionnel.le.s au sein d’une communauté apprenante, et (iii) de travailler sur un plaidoyer pour une reconnaissance et un soutien des tiers-lieux par l’ensemble des parties prenantes de leurs écosystèmes (administrations et institutions, acteurs immobiliers, citoyen.ne.s…).
Expérimenter les utopies
Le changement de culture nécessaire pour faire advenir « le monde de demain », soit de nouveaux modes de vie « terrestres » (3) prenant soin des vivants et des conditions d’habitabilité de la planète, peut prendre sa source dans les niches que constituent les projets collectifs citoyens qui tentent d’expérimenter des réponses concrètes aux multiples impasses de notre époque.
Expérimenter les utopies est en effet essentiel pour envisager une transition vers des futurs souhaitables. Le philosophe français Patrick Viveret qualifie ce type d’expérimentation d’«anticipatrice». Celle-ci, pour permettre une transition vers des futures souhaitables, doit nécessairement, selon le philosophe, se combiner à deux autres champs d’action : la résistance créatrice (qui va au-delà d’une révolte désespérée et suscite des mobilisations créatrices) et la vision transformatrice (qui débloque l’imaginaire pour que d’autres mondes paraissent possibles (4)). L’expérimentation apporte de la perspective aux résistances et de l’incarnation aux visions. Inversement, les résistances et la vision permettent aux expérimentations d’avoir une portée plus large et leur évitent d’être instrumentalisées par le système dominant.
Changer de paradigme
Les tiers-lieux sont des espaces d’exploration de nouveaux modes de produire, de consommer, d’échanger, d’habiter, de travailler, de se déplacer, de prendre soin des vivants, et, par-dessus tout, de “faire ensemble” sur un lieu donné. Ce n’est pas tout, ce sont également des espaces accessibles, participatifs, ouverts qui permettent aux habitant.es de tout bord de s'essayer à l'innovation sociale. Selon la chercheuse belge Claire-Anaïs Boulanger (5) qui a mené un projet de thèse sur cette thématique, les tiers-lieux facilitent les changements de paradigmes, c’est-à-dire les changements de nos représentations du monde.
Or, les changements de paradigme sont considérés en systémique comme les types de changement les plus à même de modifier un système complexe en profondeur.
Les 3 champs d’action de la transition selon Patrick
Cette affirmation est issue des travaux de la scientifique américaine Donella Meadows (6) qui a identifié et hiérarchisé douze types d’intervention sur un système selon leur effet de levier (voir figure ci-contre). Selon la scientifique, un changement de paradigme est un levier plus puissant que de nombreux autres changements, tels qu’un changement de règles du système, par exemple.
Selon Claire-Anaïs Boulanger, ces changements de paradigme sont favorisés par les tiers-lieux en générant des apprentissages « transformatifs », c’est-à-dire en permettant aux personnes de se confronter à des situations nouvelles et inconfortables, qui nécessitent de construire de nouvelles structures de sens, de nouvelles croyances, pour y répondre.
Selon la chercheuse belge, trois changements de posture sont facilités grâce aux tiers-lieux :
Penser le monde en commun (le sens du commun et de l’interdépendance): par exemple à travers la gouvernance collective qui y est développée. L’ancrage territorial des projets y joue également un rôle, les liens entre les tiers-lieux et les besoins de leur bassin d’implantation, le maillage de partenariats multiples à diverses échelles (ultra-locale, régionale, internationale) et un réseau d’échanges en pair-à-pair complètent cette nouvelle posture.
Faire avec le mouvement et l’incertitude : par exemple en permettant aux personnes de s’habituer à la nécessité de constamment s’adapter, d’apprivoiser l’incertitude en quelque sorte. Le pilotage “dynamique” est adopté par de nombreux projets de tiers-lieux, il se base sur une vision commune, permet de faire avec ce qui est vivant au sein du collectif, là et maintenant. Un état d’esprit et des processus qui permettent une agilité profonde face à la versatilité du monde et un vrai facteur de résilience.
Faire avec le différent (le rapport à la différence) et l’altérité (le rapport à l’autre) : par exemple en permettant la co- existence de plusieurs valeurs ou projets différents plutôt que de les opposer, ou encore via des composantes d’accessibilité et d’inclusion sociale.
Concernant ce troisième changement de posture, il nous semble qu’un changement dans la manière d’envisager le rapport à l’autre peut également être généré par une série de questionnements concernant le “comment” faire, en lien avec le rôle des externalités ou conséquences de ces initiatives (voir ci-contre). En effet, questionner les riverains, sur les autres qu’humain, sur les essentiels (eau, air, terre) et tout le tissu des systèmes socio-environnementaux nous rendent plus conscients des enjeux et des solutions, nous rendent plus sensibles aux autres, à nos points communs et à nos différences.
Ces mesures d’auto-questionnement, menées en parallèle par une myriade d’initiatives, nous rendent plus conscients des enjeux et des solutions, nous rendent plus sensibles aux autres, à nos points communs et à nos différences. Les lieux hybrides que sont les tiers-lieux peuvent ainsi devenir des fabriques à empathie. En générant de l’inter- connaissance et donc de l’estime ou de la compassion (“ressentir - avec”).
Ces changements de paradigmes émergent notamment par la mise en œuvre concrète de modes d’action alternatifs, que nous proposons d’explorer concrètement dans ce paragraphe.
La vision comme cap, la fluidité comme objectif
Au cœur de ces nouveaux espaces, une culture collective et collaborative se développe. Elle émane de la vision globale du projet et induit la souscription des membres (personnes appartenant à la membrane) à une charte de valeurs, souvent élaborée par le groupe porteur ou fondateur.rice.s du projet. Processus de réunion, de prise de parole, de décision, d’outils numériques ou analogiques utilisés. Certains lieux opteront pour un fonctionnement qui responsabilisera davantage des individus rémunérés dans des rôles particuliers (concierge, facilitateur, communicant, maintenance,...), tandis que d’autres fonctionneront principalement par sociocratie (7), ou avec des groupes de travail principalement bénévoles qui désigneront des “premiers” et “seconds” liens avec des mandats tournants, qui seront représentants au sein d’un cercle de coordination globale. Ces deux voies ne sont pas pour autant exclusives mais une asymétrie forte entre les contributeurs peut devenir source de tension. Pourquoi je m’implique bénévolement quand d’autres sont rémunérés ? L'important ici est de coller à l’ADN désiré du projet, de visibiliser et rendre intelligible la raison des choix de départ, de ne pas construire d’usine à gaz et de permettre à chacun de pouvoir se responsabiliser, et de mener à bien des actions pratiques et utiles au projet, au collectif et aux individus, sans tomber dans des travers de “réunionite aiguë”. La fluidité entre réflexions stratégiques et le faire/opérationnel, un objectif en soi.
Autonomisation des individus, culture du faire
Un dénominateur commun de ces lieux, c’est l’autonomisation et la responsabilisation des individus. Ici, nous sortons d’une logique de service. Si un rêve est envisagé ou ressenti, le but d’un tiers-lieu est de pouvoir offrir tout le champ matériel et immatériel pour que les individus, seul.e ou en groupe, puisse(nt) se mettre à l'œuvre et construire ce rêve jusqu’à sa réalisation. Une culture du faire, “do- ocracy” en anglais, qui est balisée par un cadre avec l’évaluation en amont de l’impact potentiel qu’aurait un projet sur, par exemple, les espaces utilisés par d’autres, ou si son exécution entrave la liberté des autres usagers. Concrètement, cela est rendu possible (i) en présentant une esquisse ou un projet en réunion collective (en groupe de travail thématique ou en réunion de type “organe d’administration en commun” ou “assemblée”, en fonction des processus de chaque lieu évidemment) et (ii) en prévoyant une fenêtre de feedback permettant de bonifier ou re-baliser le projet a posteriori, car certains aspects ont peut-être été mal jaugés en amont, par négligence ou ignorance.
Co-apprentissage
Ainsi, le faire et les réalisations façonnent petit à petit l’ouvrage collectif. Cela pousse chacun.e à s’interroger sur les besoins du projet collectif, mais également sur la somme des besoins individuels, et sur ce que le territoire ou une filière, un secteur, un groupe d’usagers pourraient nécessiter. Cela connecte également, dans une logique d’appropriation collective, chaque “do-er”, chaque usager- contributeur.rice à s’interroger sur les moyens nécessaires, les ressources disponibles, etc.
Ce fonctionnement collectif impacte la façon dont les individus vont évoluer, seront plus ou moins présents, rendront le cadre du tiers-lieu plus ou moins invitant (membranes poreuses), et au final, auront collectivement un impact sur leurs territoires. Les tiers-lieux ont cette capacité à décloisonner, à faire co-exister différentes idéologies côte à côte, le social et l’économique, le régénératif et parfois le spirituel, le service public et les citoyen.ne.s. Voire à faire collaborer ces publics et leurs orientations respectives. Nous avons ainsi des lieux qui expérimentent tant au niveau terrestre, au niveau humain et local, au niveau territorial et au niveau d’un changement de système. Une coexistence en tension permanente, tension entendue dans le cas présent comme un co-apprentissage évolutif, où chaque personne peut apprendre des autres. C’est du moins l’intention, pas toujours simple à réaliser dans le réel.
Droit à l’erreur
Ces lieux, en expérimentant au gré des activités, des initiatives et des usages, permettent un terrain de jeu inédit: le droit à l’erreur offert à chacun.e. Dans une société en silo, spécialisée, méritocratique, les tiers-lieux offrent ainsi un loisir à chacun.e de tester et tenter des choses. Une opportunité unique, qui rime avec un concept en vogue, la robustesse (promue par Olivier Hamant). La possibilité de consacrer du temps, de l’énergie, parfois des financements, pour des incitatives sans garantie de résultats directs. Cela permet de sortir d’une logique de retour sur investissement, et d’élaborer des scénarii avec d’autres contraintes ou objectifs, des indicateurs alternatifs qui offrent une autre vision de la gestion de projet. Des procédures d’évaluation “chemin faisant” permettent de savoir si “stop ou encore”, de bonifier ou d’interrompre, ce qui est en train d’être réalisé.
Certains lieux ludifient le degré d’implication, cela crée une ambiance conviviale particulière et aide chaque membre à se sentir faire partie d’un “plus grand que soi”, qui couplé à l’autonomie et à la responsabilisation, permet de travailler à l’estime de soi et au final, au bonheur ressenti par les individus impliqués.
Conflits
Ces lieux hybrides, où s’expérimentent ces utopies pragmatiques, sont également par nature des lieux de conflits. Des incompréhensions sur les usages, sur les visions qui habitent chacun.e à l’embarquement… Ces mini-sociétés repensent leurs fonctionnements démocratiques et cela peut impliquer des jeux de pouvoir, visibles ou invisibles, entre usagers, fondateur.rice.s, partenaires ou porteurs de projet.
De nombreuses méthodes de gestion des conflits, comme la communication non- violente ou les cercles restauratifs, visent à stimuler la conscience de cette altérité omniprésente: différences de besoins, différences de pratiques ou d’idéologie, différences de visions, … Cependant, elles requièrent une maturité émotionnelle des individus et semblent parfois bien impuissantes dans le feu de conflits substantiels, qui peuvent mener à certaines crises, prises à partie, exclusion et grands divorces. Toutefois, avec l’intention de créer des ponts entre ces différences, les désaccords du quotidien peuvent être surmontés grâce à l’empathie et la conscience de ces différences. Une gestion collective d’un conflit mène dans ce cas à une ré- harmonisation (jusqu’au prochain obstacle!) et le conflit est alors considéré comme fertile.
Les portraits qui suivent sont issus d’interviews réalisées avec des porteu.r.se.s et employé.e.s de tiers-lieux situés en Wallonie.
Les 4 sources est un tiers-lieu situé à Yvoir, à proximité de Dinant. Ce projet est organisé selon 3 axes :
L’axe « Lieu de vie collective » avec 6 foyers regroupant 10 adultes et 10 enfants.
L’objectif est d’apprendre à vivre ensemble sur des espaces partagés et des habitats légers.
L’axe « Lieu de nature » avec un terrain de 15 ha dont 2 de bois et 13 de prairies occupées par des ânes, chevaux et alpagas. L’objectif est de préserver la
biodiversité tout en apportant l’aspect nourricier pour les humains.
L’axe « Lieu d’accueil et d’activités » qui comprend l’artisanat low-tech, l’artisanat alimentaire, l’accueil en salles et hébergement, le bar auto-géré, la salle polyvalente, les ateliers d’expérimentation, les activités pour les enfants,
l’entretien des liens locaux et inter-projets.
Le projet inclut aussi l’exploration de plusieurs enjeux sociétaux, de manière transversale :
La sobriété (“comment réduire nos besoins?”) notamment avec une faible
superficie d’habitation par personne
La permaculture (“comment répondre à nos besoins de façon résiliente?”), avec par exemple des expérimentations d’économie circulaire (chutes de bois des artisans alimentent le four de la boulangerie, dont les cendres nourrissent les
espaces verts, …)
La connexion à soi, aux autres, au vivant, avec notamment des activités qui favorisent la convivialité ou le lien au vivant comme des randos nocturnes
La co-création, avec par exemple l’élaboration de processus de gouvernance partagée, ou encore la création d’un bar en auto-gestion.
Votre tiers-lieu est-il un labo pour le monde de demain ?
Notre tiers-lieu est un espace où l’on peut parler de comment faire advenir la société que l’on souhaite, mais aussi où l’on expérimente d’autres manières de fonctionner. L’expérimentation est vraiment au cœur de notre projet, et ce qui nous pousse à expérimenter, c’est l’envie de bonifier ce qu’on fait, la société, le monde. Quand
quelque chose ne fait pas sens pour nous, nous réfléchissons à comment faire autrement. Parfois on a tendance à se tordre pour correspondre aux modèles que la société nous impose, nous ne voulons pas de ça.
Concrètement, nous expérimentons de nouvelles formes de gouvernance, proches de l’autogestion. Cela demande de la créativité dans les processus, et surtout
d’accepter le temps de ces processus. Ce n’est pas facile car on est très branchés « résultats » dans notre société. Ça demande un changement de posture.
Par exemple, nous avons réfléchi longtemps à comment répartir les charges entre nous. Nous avons tout décortiqué pour inventer une solution juste, tenant compte des spécificités de chacun.e. Mais après quelques temps, on s’est rendus compte que cette solution générait en fait beaucoup de tensions et de contrôle les un.e.s sur les autres, sans être jamais juste car il était impossible d’intégrer la diversité des situations. Or, ce que l’on souhaite surtout, c’est développer la confiance entre nous, c’était donc contreproductif. Finalement, on est retournés à un système où on paie tous et toutes la même chose, et on sait que ça se compense au fil du temps.
Le risque à cette logique d’expérimentation, c’est la fatigue à cause du mouvement perpétuel. On veut que ça corresponde à nos besoins, mais parfois on n’arrive même plus à suivre le changement. Une clé chez nous pour réduire ce risque, c’est la temporalité. On se donne un délai dans la mise en œuvre d’un changement, et
lorsque ce délai est atteint on évalue le changement et on fait une proposition de bonification. On peut quand même toujours revoir un changement avec le délai imparti si quelqu’un pointe un danger pour le projet ou un inconfort majeur.
Un autre apprentissage chez nous, c’est l’importance de prendre du recul régulièrement, afin de d’assurer qu’on est toujours bien alignés. Avec les porteurs du tiers-lieu, on fait une « mise au vert » chaque mois. Parler du projet, et demander à des personnes extérieures comment elles voient le projet permet aussi de prendre du recul.
En plus de l’expérimentation, nous avons aussi une volonté de transmission, afin d’œuvrer à une transformation individuelle et sociétale. Cette transmission se fait chez nous par la possibilité de vivre quelque chose de différent, de positif. Cela peut impacter les personnes qui participent à nos activités, mais aussi leur donner envie d’eux-mêmes tester de nouvelles choses ou transmettre ce qu’elles ont appris.
Par exemple, nous organisons des ateliers de création de meubles en bois de palette. Cela permet de vivre une expérience avec son corps, de produire soi-même quelque chose d’unique. Cela revalorise ce type de matériaux, et en même temps, cela met en évidence le temps qui est nécessaire pour produire à partir de matériaux de récup, cela permet de comprendre le prix parfois plus élevé que pour certains meubles neufs.
Autre exemple, nous avons un bar en autogestion. Une personne a découvert ce principe chez nous le WE dernier, et a senti que ça créait beaucoup de liens entre les gens. Cela lui a donné envie de tester ce même dispositif dans son propre projet de chambre d’hôtes en créant terrasse collective.
Après une gestation de plusieurs mois, le tiers-lieu « La Chaumière », situé à Chaumont-Gistoux, a ouvert ses portes en septembre 2023. Le projet a été initialement porté par cinq femmes qui se sont rassemblées autour du rêve d’un lieu de rencontre et d’accueil pour les initiatives locales citoyennes et associatives. Elles ont alors investi de leur temps, leur énergie et leurs compétences afin que ce rêve se concrétise. Un subside local participatif a apporté de la visibilité au projet et a confirmé l’intérêt d’autres citoyen.ne.s pour qu’un tel lieu voie le jour, tout en donnant un coup de pouce au démarrage de la dynamique collective, en facilitant l’organisation d’événements rassembleurs.
Le projet a pu prendre son envol lorsqu’il y a eu l’opportunité de disposer d’un lieu, grâce à la générosité d’une personne qui a accepté de mettre une maison avec jardin à disposition du projet. C’est l’existence de ce lieu qui a permis de fédérer la communauté gravitant autour du projet et d’avancer sur des chantiers participatifs pour, une année après, célébrer l’ouverture effective du tiers-lieux !
La Chaumière, c’est notamment un bar ouvert un jour et deux soirs par semaine, tenu par des bénévoles, qui accueille et met en lien les personnes qui passent la porte. C’est aussi diverses activités organisées par qui le souhaite : atelier slam, soirées jeux, auberges espagnoles, groupe de parole sur la fin de vie, café poussette, chorale féministe… tout est possible, à condition de respecter les modalités d’occupation ainsi que les cinq valeurs qui guident le projet : convivialité – inclusion – ancrage local – participation – respect du vivant. Un petit potager collectif est également présent au fond du jardin, pour le plaisir de jardiner et d’apprendre à cultiver ensemble. La Chaumière, c’est avant tout un lieu pour recréer du lien, qui se veut neutre et ouvert à tous et toutes. Actuellement, le tiers-lieu compte sur une vingtaine de bénévoles qui font vivre le projet, et une trentaine de plus qui apportent un soutien plus ponctuel. Après une coordination d’abord entièrement bénévole, une coordinatrice a été engagée à mi-temps fin 2023, grâce à l’appui de mécénat. Des réflexions sont en cours sur la pérennisation de cet emploi, qui parait aujourd’hui nécessaire pour éviter l’essoufflement du projet. Un enjeu est également d’accueillir régulièrement de nouveaux et nouvelles bénévoles afin d’éviter l’épuisement des plus investi.e.s.
Votre tiers-lieu est-il un labo pour le monde de demain ?
Priscilla n’aime pas trop cette formule, car « les besoins de solidarité et de convivialité, ils sont déjà présents aujourd’hui. Donc recréer des liens de proximité, une communauté, cela répond aux enjeux actuels ».
Par contre, elle adhère pleinement au concept de « labo », pour le côté expérimental qui est très présent « en raison du côté hybride de notre projet, comme pour tous les tiers-lieux ».
« On teste beaucoup, pour identifier ce qui fonctionne. Que ce soit pour les canaux de communication, les types d’activités qui répondent à des besoins et envies, la gouvernance. Il n’existe pas de mode d’emploi, il faut s’adapter et s’inspirer de ce qui se fait ailleurs ».
C’est sans doute du côté de la gouvernance que l’expérimentation est la plus grande :
« On souhaite être inclusifs et on se rend compte alors de la diversité des opinions et des valeurs en présence. L’appropriation du projet par les participants est un défi qui demande de la flexibilité et du lâcher-prise sur l’interprétation que différentes personnes peuvent avoir d’une même valeur. Cela demande aussi de prendre le temps de discuter régulièrement ».
Un autre défi inhérent au projet et sa gouvernance est de coordonner l’énergie bénévole, de concilier et prioriser les différentes envies :
« Il faut trouver le juste équilibre entre le cadre pour fonctionner ensemble et l’autonomie individuelle, la prise de responsabilité. Faire société, ça nécessite des règles pour pouvoir vivre ensemble. Les règles nécessaires sont identifiées au fur et à mesure selon les besoins. Au début, on discutait de tout, en se questionnant sur « comment faire si telle situation se présente ? ». Maintenant, on ne discute plus beaucoup d’hypothétique, on se concentre sur les besoins réels actuels. »
L’ouverture à des nouvelles propositions et activités, qui rend le projet évolutif, est aussi un pan important de l’expérimentation.
« En étant ouvert à de nouvelles propositions, on se rend compte de la diversité des envies et besoins de chacun de s’investir, des « missions de vie ». Pour une personne, cela sera très fort axé sur le côté social, mais moins sur l’environnement. ¨Pour une autre, ce sera plutôt le féminisme et pour d’autres encore, ce sera la résilience alimentaire. Des défis tous réels et importants. On ne peut pas s’investir dans tous ces projets, mais cela met en lumière les élans individuels et amène à des questionnements sur nos manières de faire. Cela nous amène aussi à chercher et créer des synergies entre les différents besoins ».
“Par exemple, l’initiative du Chau’dron Partagé a lieu un jeudi par mois. On récupère les invendus et donations des producteurs et commerces locaux pour cuisiner avec une trentaine de personnes et ensuite partager le repas. Cela rassemble l’objectif de convivialité, de rencontres entre personnes de différents milieux en offrant le repas gratuitement (donations bienvenues), l’objectif de résilience alimentaire, voire d’apprentissage de cuisine saine, locale et de saison.”
Le MONTY est un tiers-lieu culturel, artistique et citoyen situé à Genappe, né d’une énergie bénévole autour de l’ancien cinéma racheté en 2004 par la compagnie du Tof Théâtre. C’est en réalisant que l’ancien cinéma, situé en plein centre-ville, était devenu un lieu de rencontres et d’échanges entre de nombreuses personnes, que les porteurs du Tof Théâtre ont décidé en 2018 d’en faire officiellement un espace citoyen et ont fondé l’ASBL du Monty.
Grâce à de nombreux bénévoles, le Monty fourmille d’activités et de projets : un bar convivial ouvert lors de permanences, des spectacles, des conférences, une bibliothèque, un repair café, une épicerie collaborative, … au départ essentiellement culturel, le projet intègre une place croissante aux questions d’alimentation. Ainsi, le subside récemment octroyé par la ministre Tellier a notamment permis la transformation de la cuisine et l’ouverture d’une cantine.
Votre tiers-lieu est-il un labo pour le monde de demain ?
“Pour moi, le Monty est une belle fabrique de liens. Le tiers-lieu permet de lutter contre l’isolement et la perte de sens qu’engendre le système dominant. Il s’agit d’un espace où l’on peut expérimenter le vivre-ensemble et faire micro-société. Le tiers-lieu veut laisser une place à chacun.e, et les portes d’entrée pour créer du « nous » sont aussi nombreuses que les projets.
Pour laisser la place aux initiatives des citoyens, il est essentiel de passer du temps ensemble, de se connaître et d’échanger. Ce n’est pas toujours évident vu la diversité des activités organisées, mais c’est une clé pour qu’émergent des nouvelles idées. La posture d’accueil sincère et de présence est aussi une clé, et permet d’ouvrir le lieu à une diversité de profils.
“Pour moi, le Monty est une belle fabrique de liens. Le tiers-lieu permet de lutter contre l’isolement et la perte de sens qu’engendre le système dominant. Il s’agit d’un espace où l’on peut expérimenter le vivre-ensemble et faire micro-société. Le tiers-lieu veut laisser une place à chacun.e, et les portes d’entrée pour créer du « nous » sont aussi nombreuses que les projets.
Pour laisser la place aux initiatives des citoyens, il est essentiel de passer du temps ensemble, de se connaître et d’échanger. Ce n’est pas toujours évident vu la diversité des activités organisées, mais c’est une clé pour qu’émergent des nouvelles idées. La posture d’accueil sincère et de présence est aussi une clé, et permet d’ouvrir le lieu à une diversité de profils.
Située en centre ville de Mons, la Maison Folie est l’un des 6 lieux gérés par Mars, Mons- arts de la scène, institution culturelle majeure en Wallonie. D’espace dédié principalement aux arts vivants, elle se transforme depuis fin 2020 (et les confinements dûs à la crise du Covid-19) en un espace collaboratif “par et pour les citoyen.nes” qui rassemble aujourd’hui près de 80 participant·es au sein d’une gouvernance partagée.
Actuellement en travaux, le projet a pris ses quartiers dans la “P’tite Maison Folie”, une maison de maître proche de la Grand Place. Elle y offre des espaces communs (salon, bibliothèque, jardin…) cosy et accessibles, où l’on peut se poser, boire un café, travailler, lire un bouquin et faire des rencontres. Elle propose également plusieurs salles mises à disposition du vivier associatif et citoyen local (plus de 900 activités par an!). Elle abrite aussi la boutique “C’est Cadeau!”, une donnerie de vêtements de seconde main et l’asbl Article 27, dédiée à la participation culturelle des personnes en difficulté économique et/ou sociale.
Le cœur du projet de la Maison Folie réside surtout dans la co-construction par les citoyen·nes de projets autour de centres d’intérêts et besoins communs, au sein de groupes de travail thématiques (GT) auto-gérés et ouverts à tous·tes. Il y en a actuellement 9 : le GT Musique (jam mensuelle et de concerts), le GT Brasserie coopérative, la Bibliothèque des Interstices, le GT Journal de Quartier, le Comité des fêtes, les GT Cuisine partagée, Jeunesse, Jardin, Bien-être. Dans la volonté de maintenir un cadre vivant, fertile et ouvert qui permet et stimule l’émergence de nouvelles dynamiques et accepte aussi les fluctuations d’énergies, de nouveaux groupes de travail peuvent naître sur demande, d’autres peuvent s’endormir ou disparaître…
Abritant et stimulant ces flux bouillonnants, la Maison Folie se définit aujourd’hui
comme un tiers-lieu culturel et social qui a pour ambition de recréer du lien entre les habitant.es, artistes et forces vives du territoire, d’activer la cohésion sociale et la participation citoyenne en lien avec les besoins du territoire et les enjeux de transition systémique de notre société.
L’inclusivité, la durabilité et la créativité, les valeurs du “vivre” et du “faire ensemble” sont les valeurs fondatrices et les forces motrices de son engagement au quotidien.
Votre tiers-lieu est-il un labo pour le monde de demain ?
Depuis le début de sa transformation, l’expérimentation est une des forces motrices du projet. Prendre véritablement soin de l’inclusivité, œuvrer à l’émergence de
l'intelligence collective avec tous et toutes, partager le pouvoir et la gouvernance sont évidemment des laboratoires humains au quotidien.
L’une des spécificité du projet réside cependant dans le fait que la Maison Folie n’est pas directement née du terreau citoyen ou militant. Elle expérimente un nouveau mode de faire et une appropriation citoyenne au départ et au sein d’une institution classique: Mars est une structure culturelle subventionnée mobilisant 80 employé·es dans une gouvernance traditionnelle. C’est au départ d’une poignée d’entre elleux qu’est née l’envie de transformer la Maison Folie en tiers-lieu. Inspirée de la permaculture et du design thinking, l’équipe propose au Comité de direction de Mars et au Bourgmestre de Mons (le bâtiment appartenant à la Ville) de mettre la Maison Folie “en jachère” durant un an: observer le terreau, déprogrammer une partie de l’espace pour faire de la place à ce qui pourrait y pousser spontanément. Celle-ci débute par une consultation citoyenne: quelques litres de café partagés avec 273 personnes d’horizons très divers autour de ces questions “Si la Maison Folie était un vous, qu’en feriez-vous?”, “Avez-vous des envies, des besoins, des projets qui pourraient y prendre place?”. Ce premier coup de sonde a défini l’offre de service présentée ci-dessus: un espace de rencontre, des espaces mis à dispositions et l’ouverture des groupes de travail. L’équipe s’est ensuite appliquée à maintenir une posture de “facilitatrice”, prenant soin de créer un espace collaboratif qui crée la confiance et facilite l’émergence des projets et l’autonomie dans leur gestion.
Pour pousser le curseur de l'appropriation citoyenne, elle a également choisi d’expérimenter la gouvernance partagée: en corrélation avec les GT thématiques, 5 GT “supports” ont été créés (communication, admin-finances, aménagement, lieu de vie et bar) pour gérer les aspects transversaux du projet. Ces groupes sont facilités par des employés de Mars et ouverts aux citoyen·nes qui peuvent ainsi prendre part au co-pilotage général du projet. L’ensemble des facilitateur·ices des groupes de travail thématiques et supports se réunit une fois par semaine en réunion de coordination, centre névralgique de transmission d’infos et de prise de décision du projet.
Voilà près de trois ans que ce laboratoire est en cours. Plus de 80 citoyen·nes œuvrent aujourd’hui à la vie du projet, se rencontrent, tentent de pratiquer un “faire ensemble” équitable et inclusif, prennent des décisions et portent des responsabilités communes. La Maison Folie est devenue “leur” maison. L’asbl du “Collectif Citoyen de la Maison Folie” a vu le jour en septembre dernier, nouveau partenaire officiel dans l’aventure.
Parallèlement, Mars poursuit son rôle de soutien et de “cocon” pour ces initiatives, accompagne et facilite cette prise d’autonomie avec la vision à long terme de faire de la Maison Folie un “commun” co-géré.
Développer ce projet au sein de l’institution a permis de créer un cadre confortable pour son émergence, levant les pressions budgétaires et foncières. Cette sécurité a également offert aux équipes un temps long et un tempo lent permettant d’y aller “petit pas par petit pas”, de tester des choses avec la possibilité de se planter, de se former, de tisser un climat de confiance entre tous les partenaires au départ de la rencontre humaine et des expériences collectives.
Nous n’avons pas encore réalisé de mesure “officielle” d’impacts de la Maison Folie. Certain·es participant·es nous font écho d’y trouver un endroit et une communauté où iels se sentent bien, qui les sort de leur isolement et qui leur a donné ou rendu
confiance en leur capacité à socialiser et à porter des projets concrets. D’autres y ont trouvé des espaces où tester leur projet professionnel et où trouver les ressources pour le faire. D’autres encore, des réseaux de pairs qui partagent des idées, des passions… En prenant un peu de recul, nous y percevons également une transformation culturelle à l'œuvre: dans une société qui se virtualise, se polarise, se globalise (…), renouer avec une culture du lien vivant, complexe, mouvant, réapprendre la coopération sincère et s’enraciner dans la réalité de nos territoires à travers celles et ceux qui y vivent.
Une genèse portée par l'utopie collective
L'histoire du Collectif Tutti Frutti commence avec un groupe d'ami·es qui partagent un rêve : expérimenter un mode de vie différent, collectif et multifonctionnel. Leur motivation est double : agir pour les générations futures et cultiver le plaisir du vivre ensemble.
Après une longue période de maturation incluant des expériences en colocation et de nombreuses réunions à distance, le groupe entame une recherche active de lieu. Un moment décisif survient lors de leur découverte de l'encyclique Laudato Si du Pape François (9). Ce texte, qui appelle à une "écologie intégrale" conjuguant réoccupations environnementales et justice sociale, résonne avec leurs aspirations.
Il leur fait prendre conscience de l'importance que peut prendre la dimension spirituelle dans leur projet et les ouvre à de nouvelles perspectives. Cette découverte les conduit à contacter diverses communautés ecclésiastiques, jusqu'à leur rencontre avec les sœurs de Brialmont début 2021. Une rencontre intergénérationnelle enrichissante. À Brialmont, le Collectif trouve non seulement un lieu adapté, mais s'y déroule surtout une rencontre humaine marquante avec les sœurs. Cette collaboration se révèle aujourd'hui être une source d'enrichissement mutuel, par-delà les différences d'âge et les frontières de la foi. Les membres du collectif ont ajusté le développement du projet aux caractéristiques et aux besoins du lieu et de ses habitantes historiques. Par ailleurs, cette présence jeune et dynamique permet aux sœurs, vieillissantes et en faible effectif, de continuer leur mode de vie monastique à l'abbaye plutôt que d'être contraintes de rejoindre une maison de repos, tout en ravivant la mission sociale et spirituelle du lieu.
Un tiers-lieu d'inspiration monastique Quentin, tout en soulignant qu'une définition univoque n'est pas aisée, aime présenter Tutti Frutti comme un "projet collectif d'inspiration monastique où le passé prépare l'avenir". Le collectif s'inspire délibérément de la tradition monastique millénaire, considérant les monastères comme des pôles historiques de robustesse combinant autonomie alimentaire et rayonnement social et économique. Cette approche permet de revisiter des pratiques éprouvées tout en les adaptant aux défis contemporains de la transition écologique et sociale. L'abbaye elle-même, conçue et bâtie pour la vie en communauté, offre un cadre rare et précieux pour ce type de projet, dans un pays où le bâti est pensé pour
l'individualité et la famille nucléaire. Son architecture et son organisation spatiale, conçues pour faciliter à la fois la vie collective et les moments de retrait, représentent un patrimoine unique qu'il est essentiel de préserver et de faire vivre, dans une période où nombreux sont ceux qui s'interrogent sur les manières de remettre plus de collectif dans leur mode de vie.
Un aspect particulièrement pertinent de l'héritage cistercien est l'importance accordée à l'équilibre entre travail manuel et intellectuel, selon la formule “ora et labora” (“prie et travaille”) qui fonde la règle de Saint-Benoît. Cette philosophie trouve un écho particulier auprès des membres du collectif, souvent diplômés de l'enseignement supérieur, qui cherchent à renouer avec le travail manuel pour retrouver du sens et de l'équilibre dans leur vie. A nouveau, remise au goût du jour, cette philosophie contribue à apporter une réponse juste aux enjeux contemporains de la transition écologique et sociale. Une gouvernance horizontale qui dialogue avec la tradition.
L'organisation du collectif repose sur la sociocratie, contrastant avec la structure hiérarchique traditionnelle du monastère. Les décisions sont prises par consensus lors de réunions hebdomadaires qui alternent entre questions de gouvernance, ressentis, organisation collective, réflexion philosophique et finances. Le groupe a notamment développé un modèle complexe pour réduire les inégalités financières entre ses membres.
Votre tiers-lieu est-il un labo pour le monde de demain ?
Des activités diversifiées entre tradition et innovation. L'activité du lieu s'organise comme une constellation où se mêlent héritage monastique et innovations contemporaines. Les missions traditionnelles d'hospitalité et de production alimentaire locale, deux piliers monastiques, se voient réinvesties par le collectif.
Au fil des ans, ses membres reprennent progressivement la production des champignons, produit monastique de Brialmont. Ils insufflent une nouvelle vie au domaine en remettant en culture le potager et le verger abandonnés, en plantant des haies et en réhabilitant une parcelle forestière touchée par le dérèglement climatique. Ils relancent la production de pain dans le four au feu de bois. Ils assurent l'intendance en cuisine, nourrissant chaque jour sœurs, hôtes et pèlerins de passage, qui logent dans une des douzes chambres de l'abbaye.
Fort de cette collaboration inédite, le lieu peut également assurer un accueil solidaire, hébergeant aussi bien des réfugiés ukrainiens que des sinistrés des inondations.
Désormais, des cours de yoga côtoient les temps de prière, tandis que des animations de résilience environnementale et des événements culturels comme l'Eustache Festival attirent un nouveau public, parfois moins familier des monastères.
Ancrage territorial et impact social L'ancrage de Tutti Frutti dans son territoire s'est construit sur un socle de confiance hérité des sœurs, historiquement bien implantées localement. Cette légitimité leur a permis de développer rapidement des actions significatives : collaboration avec des initiatives post-inondations, organisation d'événements culturels inclusifs, accueil de populations vulnérables, production alimentaire locale, activités pédagogiques et de sensibilisation. Le lieu est devenu un carrefour où se croisent différentes populations et où s'expérimentent des réponses aux défis contemporains.
Un projet pilote prometteur;Le projet Tutti Frutti représente une expérimentation sociale unique, démontrant comment un projet d'habitat collectif peut conjuguer héritage monastique, transition écologique et ouverture sur le territoire. En trois ans d'existence, il a déjà prouvé sa capacité à générer des impacts positifs tant sur le plan social qu'environnemental, tout en préservant et réinventant un patrimoine monastique menacé.
Cette expérience réussie pourrait servir de modèle pour d'autres projets similaires. De nombreux monastères et abbayes en Europe font face à des défis comparables : communautés vieillissantes, bâtiments historiques à entretenir, besoin de réinventer leur mission dans le monde contemporain. L'approche développée à Brialmont, conjuguant respect de l'héritage monastique et innovation sociale, pourrait inspirer d'autres initiatives, créant ainsi un nouveau modèle de préservation active du patrimoine religieux au service de la transition écologique et sociale.
Nous le voyons à travers ces portraits : les tiers-lieux expérimentent sur plusieurs plans, et sûrement au premier chef, sur le plan humain et de la gouvernance des projets, pour répondre aux nombreux enjeux en présence. Le lien aux autres est par ailleurs un vecteur qui semble particulièrement présent dans les projets présentés ici.
Si des projets très concrets sont menés par les tiers-lieux, ce qu’il s’y joue est plus imperceptible : la construction de nouvelles représentations du monde. Or, ces changements de représentation, de paradigmes, sont considérés comme le levier le plus puissant pour modifier un système complexe en profondeur !
On pourrait arguer que ces changements de paradigme ne concernent que les personnes porteuses ou actives au sein des tiers-lieux. A cela, nous pouvons opposer plusieurs éléments : d’abord, le nombre de tiers-lieux, donc de personnes qui y sont actives, est en croissance.
En outre, les tiers-lieux portent souvent des valeurs et projets d’ouverture vers l’extérieur, voire parfois explicitement de transmission, ce qui permet de véhiculer ces nouvelles représentations du monde vers des personnes moins directement actives au sein des tiers-lieux.
Enfin, rappelons l’impact des pionniers sur les changements sociaux ! Les porteur·euses de tiers-lieux sont à ce jour des pionniers, des innovateurs, ceux qui expérimentent et s’aventurent en premier. En adoptant des nouveaux paradigmes et de nouvelles manières de vivre, les porteurs de tiers-lieux peuvent jouer le rôle de « minorité active » (selon le terme utilisé par le psychosociologue Serge Moscovici (10)), qui vont amener d’autres personnes à adopter le changement. Mais ce rôle de pionnier, bien qu’essentiel, est pour le moins inconfortable. Ceci a des implications en termes de soutien pouvant être apportés aux tiers-lieux, nous y reviendrons dans une troisième analyse.